Jeu et réflexion
Emotions et pensées
Si l’on se préoccupe aussi et à juste titre du quotient intellectuel des enfants, je pense que c’est souvent d’une manière réductrice. On fournit aux enfants quantité de jeux éducatifs. Dès le plus jeune âge, on met entre leurs mains des livres qui les entraînent à reconnaître les couleurs, les nombres, les mots. On leur propose des jeux de mémoire, de réflexion, de raisonnement, de déduction, de construction, de déconstruction, de reconstruction, de reconnaissance, que sais-je encore… on les inscrit aux activités du mercredi ou du samedi qui les occupent de façon souvent intéressante et ludique, on exerce leurs neurones de façon organisée, méthodique, programmatique, insistante souvent pour ne pas dire systématique. On incite, on stimule, on provoque, on informe, et, ainsi, on quasi formate leur réactions. On pense ainsi les rendre « intelligents » et, certes, ils peuvent devenir capables de résoudre, devant un livre, un ordinateur ou un papier, des problèmes très complexes. Mais qu’en est-il du fonctionnement de leur pensée ? Prendre une décision, par exemple relève de quel processus ? Quelle est la part de l’intelligence pure et dure ? Quelle est la part de l’émotion ?
En 1987, Edward de Bono , dans un petit livre très drôle, parlait déjà des 6 chapeaux de la pensée. Le chapeau blanc qui permet de se servir des informations, des faits, des données chiffrées, le chapeau noir qui donne la parole à l’avocat du diable et analyse les causes d’échec possible, le chapeau jaune, celui qui saisit avec optimisme les opportunités, le chapeau vert, celui du mouvement, de la création, de la provocation, le chapeau bleu, qui, avec calme organise en bon chef d’orchestre, l’harmonie de la pensée. Si chacun de ces chapeaux est reconnu dans son importance, il détaille aussi l’indispensable appel au chapeau rouge, celui des émotions. « les émotions, dit-il, donnent de la pertinence à nos pensées et les font coïncider avec nos besoins et la situation du moment. Elles font nécessairement partie du fonctionnement de notre cerveau et ne sauraient être des intruses ou quelque survivance de l’instinct animal. ».
Howard GARDNER a lui aussi promu l’utilisation de la diversité des intelligences. Il parle d’intelligences multiples, mieux connectées aux sens et au sens. L’intelligence visuo-spatiale, permet selon lui de penser en images, en représentations. L’intelligence corporelle-kinesthésique, utilise avec justesse les sensations corporelles. L’intelligence naturaliste, reflète la connaissance du contexte écologique, celui de la faune et de la flore. L’intelligence musicale amène à penser harmonieusement, à apporter mélodie et musicalité à la vie. L’intelligence interpersonnelle, conduit à penser en tenant compte de l’autre, à comprendre et à s’inclure dans une société. L’intelligence intra-personnelle, enfin, c’est celle qui nous fait prendre des décisions vraiment reliées à nos capacités et à nos sentiments et qui respectent donc notre identité. Trop souvent on néglige les espaces de questionnement sur le sens de l’ensemble, on n’inclut pas assez la perspective et le projet. Il me parait indispensable de ne pas seulement soumettre l’enfant à une suite de programmes, sinon, il répondra par une suite de formatages. Si les êtres humains avaient accès à leurs différentes formes d’intelligences, ne seraient-ils pas capables, en effet, de construire des relations à eux-mêmes, aux autres et au Monde vraiment positives et facilitantes ? Il ajoute : « . Le reconnaître, c’est avoir une meilleure chance de régler les nombreux problèmes auxquels nous sommes confrontés dans le monde. Si nous réussissons à mobiliser tous l’éventail des capacités humaines, non seulement nous nous sentirons plus à l’aise et plus compétents, mais probablement aussi plus engagés, plus capables de nous lier avec le reste du monde et d’œuvrer pour le bien commun. Si nous parvenons à mettre en œuvre l’ensemble des intelligences humaines et à les allier à un sens éthique, peut-être augmenterons-nous alors nos chances de survie sur cette planète, et même contribuerons-nous à sa prospérité. » Au contraire, je pense que se priver de la pluralité des intelligences, c’est être mutilé et devenir mutilant. Des pans entiers de l’être ne sont plus sollicités, notamment ceux qui ont trait à la spontanéité, à l’ouverture, au fait de, tout simplement, exister. Développer l’accès aux émotions saines permet l’émerveillement, la créativité, l’adaptation aux circonstances ou aux dangers, et aussi le refus de l’injustice, de l’humiliation, des abus de pouvoir, voire la révolte nécessaire contre les agressions individuelles ou sociales.
Tous ces jeux de réflexion organisée (et très rémunérateurs pour leurs concepteurs tant les parents sont inquiets du devenir de leurs enfants) programment, en quelque sorte, l’enfant dans un champ bien délimité de réactions. S’ils s’exercent, ce sera toujours un exercice, fût-il un exercice de création et les medias et publicitaires aidant, on croira que l’enfant crée vraiment. Je suis au contraire convaincue que l’oisiveté créative est bien plus riche. Un enfant dans un jardin peut trouver mille cailloux, fourmis, plantes, qui deviendront selon les besoins du moment et par la magie de son imagination, le décor et les personnages des histoires qu’il invente. Une promenade dans la nature le confrontera à la réalité de la vie, l’amènera à observer, à analyser, à comprendre, à créer des stratégies pour franchir un obstacle, éviter un danger, se procurer la baie ou la fleur ou le crabe au creux de son trou qu’il convoite. Les enfants peuvent aussi très bien improviser eux-mêmes leurs jeux. Il suffit de leur procurer un ballon, ou de la peinture, ou une vieille caisse, ou même rien du tout…. S’ils ne sont pas encore contaminés par les jeux organisés pour eux, s’ils ne sont pas encore conditionnés par la dépendance aux occupations formatées pour eux, ils savent spontanément jouer.
Naturellement, je ne prône pas l’éradication des jeux éducatifs, mais je propose de réserver à l’enfant des temps de vrai loisir. Les Grecs avaient d’ailleurs inventé cette notion. Il est amusant de remarquer que la Skholé, d’où vient le mot école, signifie tout d’abord loisir, repos, inaction, relâche, trêve, inaction, lenteur, paresse…. C’est dire à quel point ils considéraient cette disponibilité de l’esprit qui permet de penser, comme condition essentielle d’apprentissage ! Plus tard, les Romains utiliseront le mot otium pour définir cette oisiveté créative. Le contraire étant le neg-otium, c’est-à-dire le négoce… On se rapproche bien là de la pensée orientée, c’est-à-dire limitée, utile à certains moments mais bien insuffisante !