Grain de poussière
et l'éléphant

C’est comme si j’étais un petit grain de poussière et elle, un éléphant !

Kevin a 12 ans. C’est un solide bonhomme, plus grand et plus costaud que la moyenne. Il apparaît d’emblée comme un enfant au regard intelligent et il est très sage, « bien élevé »…
On est le vendredi soir, veille des vacances de Pâques. Sa mère l’emmène me voir car elle se désole : « Nous venons demander une aide car Kevin n’arrive pas à se concentrer en classe. Il n’arrive pas à copier le cours. Ses professeurs lui reprochent de ne pas faire l’effort de recopier ce qui est écrit au tableau. Il manque de courage, me dit-elle. Il refuse de lire ! Il faut qu’il lise ! Il a un livre à lire pendant les vacances… et puis il faut qu’il lise maintenant ; enfin, il devrait aimer lire ! C’est ainsi qu’il pourra choisir ensuite ce qu’il veut faire de sa vie. Il est très rêveur, très imaginatif. C’est un enfant gentil. Il joue avec ses peluches et leur fait faire des bagarres… L’année dernière, il s’est fait malmener en classe par des copains. Un jour, il est revenu en me disant : « Je suis nul et moche ». »
Elle me montre, à l’appui de ses dires, le carnet de notes et les mots répétitifs du professeur de mathématiques. En lisant cela, j’ai vraiment l’impression d’un harcèlement. Plusieurs fois par semaines, on signale tous les moindres faits et gestes insatisfaisants de Kevin ! Et cela se termine par ce jugement sans appel : « Kevin est fainiant ! » (Non, je n’ai pas fait de faute en recopiant………)
Je propose à cet enfant de rester un moment seul avec moi. Il accepte. Je lui demande alors si lui est d’accord avec l’idée de venir me voir ?
Oui !
Toi, que voudrais-tu arriver à changer en venant me voir ?
Je voudrais arriver à me concentrer plus en classe !
Lorsque tu es en classe et que tu n’arrives pas à te concentrer, où es-tu ?
Je suis dans les nuages, avec mes amies les peluches… ce sont mes seuls amis !
Il me parle alors de sa détresse : il se sent rejeté par les autres… Ils m’ont traité… ils m’ont insulté… ils m’ont dit : « Tu n’es qu’un microbe, tu ne sers à rien ! ». Je me sens différent. Toute la classe, tous les jours…. J’ai perdu pied…. Alors, je reste avec mes peluches… Ce sont mes seuls amies, ce ne sont pas des balances, elles ne peuvent pas me trahir… Elles me protègent…
Et que se passe-t-il si tu parles à Maman de ce qui se passe en classe ?
Elle me dit qu’il faut que je n’y fasse pas attention… et puis elle veut que je me concentre et je ne peux pas, elle veut tout le temps que je lise… Il faudrait que Maman comprenne qu’elle arrête de me dire de lire, lire, lire….
Et si tu dis non, que se passe-t-il ?
Si je dis non ??????????? (il a du mal à imaginer qu’il pourrait……..) Si je dis non, elle me dirait : « Tu n’as pas le droit de me répondre ! Fais ce que je te dis ! ». Elle crie souvent !
Et il ajoute : « C’est comme si j’étais un petit grain de poussière et elle, un éléphant ! » Il est très expressif… il me dit : « Mais qu’on me laisse au moins un tout petit peu de place, là, dans un coin… Je suis en train de couler, de me noyer ! »

La Maman est une femme souriante, vive, visiblement de très bonne volonté, prête à collaborer. Elle est aussi très visiblement et sincèrement angoissée par la scolarité et l’avenir de son fils. Je la vois seule et je sais qu’il me faut la rassurer elle-même pour qu’elle puisse soulager la pression sur Kevin. Je propose donc un deuxième rendez-vous très rapidement (5 jours plus tard) et lui propose un pacte. Pendant ces 5 jours, elle ne devra pas prononcer une seule fois les mots lire ou livre !
Mais……
C’est le début de vacances ! VACANCES !
Mais il doit lire un livre pendant les vacances…..
Il sait qu’il a du travail à faire, il m’en a parlé, il va s’organiser..
Mais…….
Je vous promets qu’on fera un bilan dans 5 jours et on verra alors….
Mais……..
A court d’arguments, j’ai une inspiration :
Madame, la lecture, c’est comme la sexualité…. Ça peut être délicieux, mais, s’il y a contrainte, c’est une horreur !
Elle sourit…. Ouf, c’est gagné !
Je lui explique aussi (j’avais demandé l’autorisation à Kevin) pourquoi son enfant se réfugie dans les nuages, je lui explique comment un cerveau ne peut pas à la fois être stressé ET réfléchi…. Je lui promets que Kevin pourra bientôt aller bien mieux.
Lorsque Kevin et sa Maman reviennent, il me dit qu’il se sent un peu mieux. Sa mère a bel et bien joué le jeu. Il me demande de lui montrer le dessin qu’il fait (il faut remarquer le grain de poussière dans le coin en bas à gauche).

Il me demande aussi de lui montrer un deuxième dessin : il a représenté une barque en train de couler et un enfant en train de se noyer… Il a un impérieux besoin que sa Maman comprenne mais il a un peu peur de sa réaction. Je le rassure et lui promets de dire les choses de façon qu’elle ne se sente pas agressée. La Maman est très émue. Elle comprend vraiment la détresse de son enfant. Elle m’explique qu’elle-même a été éduquée de façon rigide. Je lui donne des explications sur le fonctionnement du cerveau d’un enfant, sur ses émotions, sur les conditions de la performance et de la motivation. Elle est très attentive, très ouverte. Elle découvre avec le plus grand intérêt toutes ces notions inconnues jusqu’ici. Elle retourne seule auprès de son enfant, va le prendre dans ses bras avec beaucoup de tendresse et le rassure. Je les rejoins un peu plus tard. Ils sont tous deux sereins et apaisés.

Une autre fois, Kevin est venu avec son père. A cette occasion, nous avons évoqué ses difficultés dans la cour de récréation. Je lui ai fait prendre conscience de sa puissance et lui ai fait comprendre que, s’il se montrait déterminé à ne pas subir, il cesserait d’être le souffre-douleur… Son père a complètement validé cette proposition et l’a autorisé à utiliser sa force en cas d’attaque.

J’ai revu Kevin 5 fois en tout. Je lui ai dit que j’allais écrire l’histoire du grain de poussière et de l’éléphant. Il m’a dit qu’il lirait le livre !!! Je sais maintenant que sa moyenne s’est améliorée, qu’il se sent bien mieux en classe, qu’il se concentre plus. Sa mère a compris comment, malgré sa bonne volonté, elle avait pu se tromper et transmettre ses propres souffrances…
Il m’a dit aussi qu’il avait réglé ses problèmes de cour de récréation ! Il était très fier de lui